On ne sait jamais de quoi le passé sera fait
05 juin 2020
Durant plusieurs semaines nous avons vécu sous le joug d’un virus qui n’en finit pas de tuer. Comme toutes les organisations de la CGT, nous avons décidé, durant cette période de confinement, de suspendre toutes nos initiatives publiques. Chaque adhérent de notre Institut a reçu le numéro 70 du « Fil rouge » par Internet. Nous avons, dans le même temps, publié nos lettres numériques mensuelles. Nos recherches, nos publications sur notre histoire sociale et celle du syndicalisme, rendent indispensable d’élargir notre horizon sur la littérature, la philosophie, le cinéma, le théâtre, les conférences, les débats…Des éditions spéciales de notre lettre numérique, durant cette période, ont donné à voir notre marque de fabrique d’association d’éducation populaire avec en toile de fond une affirmation sous forme de mot d’ordre : « On ne sait jamais de quoi le passé sera fait. [1] »
Nous avons renoncé à vivre comme si rien n’était. C’est peu et c’est beaucoup.
Et pourtant nous ne sommes pas, chacun le sait, des adeptes de « l’union sacrée ». L’histoire sociale retiendra sans doute la stratégie du pouvoir adaptée à la pénurie, conséquence de la casse programmée de l’hôpital public et des services de santé au nom de la rentabilité financière. Avec le cynisme qui les caractérise, ils ont même osé légiférer au prétexte de la pandémie sur l’opportunité du temps de travail à 35 heures et sur celle des congés payés.
En première ligne, pourtant, ce ne pas sont les « premiers de cordée » qui ont fait marcher la boutique mais plutôt les « premiers de corvée ». Toutes ces femmes et ces hommes, ces salariés « privilégiés », ces ex-« régimes spéciaux » qui ont continué de se rendre à leur travail pour que la société ne s’écroule pas, souvent à leurs risques et périls, malgré la peur et l’angoisse des lendemains, sans protections, pour soigner, nourrir, réparer, transporter, colmater, nettoyer…
Dans ces conditions nous n’avons pas d’autre idée que de continuer à nous intéresser plus que jamais à la vie des autres, au reste du monde, aux décisions publiques, à la vie de la cité, au syndicalisme, à l’histoire, au monde qu’on habite…Ne rien lâcher, ne pas mollir. Dans cet esprit nous retiendrons la déclaration signée par la CGT et dix-sept autres organisations syndicales et associations « Pour que le jour d’après soit en rupture avec le désordre néolibéral [2]». La déclinaison de ses chapitres donne une idée de son contenu : des mesures au nom de la justice sociale ; des aides de la BCE conditionnées à la reconversion sociale et écologique ; la relocalisation de la production.
[1] Jean-Paul Jouary ; Manuel de philosophie populaire éditions Flammarion
[2] Plus jamais ça ; construisons le jour d’après ; pétition à l’initiative de Action Non Violente ;Cop21 ; Alternatiba ; Amis de la Terre ; Attac France ; CCFD Terre Solidaire ; CGT ; Confédération paysanne ; Convergence nationale des Services publics ; Unef ;Fondation Copernic ; FSU ; Greenpeace France ;Oxfam France ; Reclaim Finance ; Solidaires ; 350.org.
Nous sommes persuadés, en effet, que la pandémie n’aura pas de conséquences politiques majeures sur les choix et les orientations sociales du pouvoir.
A supposer même que notre bourgeoisie pense, au vu du mécontentement, que le moment est venu de se débarrasser de Macron, cela ne changera pas grand-chose sans une perspective claire et partagée des « mouvements » et partis qui se réclament du progrès social et des libertés. Les candidats « politiquement corrects » sont déjà dans les starting-blocks, comme le sont les tenants des formes les plus moisies d’un « nationalisme » aussi obsolète que répugnant.
Tous les reculs sociaux bien réels, ou programmés, restent donc plus que jamais d’actualité comme nos possibilités de propositions d’alternatives et de résistances. Et pour celles et ceux qui douteraient de la volonté de poursuivre et d’aggraver la politique qui a jusqu’ici été mise en œuvre, le président du MEDEF, Geoffroy Roux de Bezieux sonne la charge : « Il faudra se poser tôt ou tard la question du temps de travail, des jours fériés et des congés payés pour accompagner la reprise économique et faciliter, en travaillant un peu plus, la création de croissance supplémentaire…L’important, c’est de remettre la machine économique en marche, pour tenter d’effacer, dès 2021, les pertes de croissance de 2020. C’est la création de richesses qui permettra d’augmenter l’assiette des impôts et donc les recettes, et ainsi de rembourser la dette accumulée ».[1]Et comme en écho à la voix de son maître, la secrétaire d’Etat à l’économie, Agnès Pannier-Runacher enchaîne : « L’enjeu est de reprendre le travail plein pot. Il faudra probablement travailler plus que nous l’avons fait avant pour rattraper la perte d’activité ».[2]
Ils peuvent nous faire confiance, ils n’échapperont pas à l’exigence de justice avec : le rétablissement de l’ISF, la suppression de la flat-tax et du CICE, les mesures contre la fraude fiscale et autres largesses attribuées sans contrepartie au capital et aux boursicoteurs.
Je ne vais pas revenir, dans le détail, sur les raisons qui nous ont amenés à nous opposer frontalement à la refonte du code du travail, à celle de notre système de retraites, et plus généralement à l’ensemble des politiques de la remise en cause des services publics. La CGT a fourni, sur ces sujets maintes publications sous forme de propositions et d’analyses. Il convient, sans doute, de s’arrêter quelques instants sur des interrogations qui continuent de susciter des débats au sein de la CGT et bien au-delà, chez toutes celles et tous ceux qui sont attachés à un choix de société qui favorise le travail au dépend du capital.
La grève générale interprofessionnelle est-elle possible aujourd’hui ?
Au cours de ces vingt-cinq dernières années de nombreuses mobilisations ont eu lieu –en 1995, en 2003, en 2010, puis 2019 – notamment pour la défense des retraites. Il faut ajouter aussi la séquence des grèves et manifestations en 2016 contre la refonte du code du travail. Si en 1995, la grève et le soutien majoritaire de la population avaient fait reculer le gouvernement, il n’en fut pas de même pour les épisodes suivants. En 2003, le mouvement contre la réforme Fillon s’était étendu sur cinq mois, avec neuf journées interprofessionnelles, quatre manifestations rassemblant près de deux millions de personnes et une grève de presque six semaines dans l’Education Nationale. En 2010, le mouvement s’étale sur six mois, avec quatorze manifestations. On se tourne vers les raffineries avec l’espoir d’un blocage de l’économie. « Les acteurs syndicaux voient alors les limites de leur stratégie. A elle seule, la puissance des manifestations ne vaut pas manifestation de la puissance ».[1]
La grève générale reste un mythe, une utopie que l’on partager, certes, mais dans bien des représentations militantes, elle semble à la fois souhaitable et inaccessible, alors que bloquer l’économie demeure le moyen le plus décisif de peser sur le patronat, et sur le gouvernement.
Les obstacles à une mobilisation plus large sont connus et pointés régulièrement dans quasiment toutes les réunions des organisations de la CGT : dans les petites structures, une part croissante des adhérents sont isolés, seuls syndiqués de leur entreprise, isolement qui n’est pas compensé par le manque de moyens humains et matériels des Unions locales ; l’affaiblissement de l’organisation en nombre d’adhérents avec la présence de déserts syndicaux dans nombre de territoires ; les nouvelles implantations dans des secteurs tels l’aide à domicile, Ehpad, grande distribution…concernent des secteurs où les salaires sont très bas et la répression très forte ; l’externalisation des emplois ouvriers dans les anciens bastions, y compris dans la fonction publique, renvoie à la sous-traitance dans des petites entreprises sans présence syndicale ; les grandes entreprises connaissent pour leur part des réorganisations permanentes, avec le recours à l’intérim et les contrats précaires. A quoi bon faire grève, chez Renault à Cléon ou à Sandouville, si les lignes de production qui emploient entre 30 % et 50 % d’intérimaires, voire davantage, ne s’arrêtent pas ? Les freins à l’action relèvent aussi de problèmes plus généraux liés aux nouvelles formes d’exploitation sur le lieu et en dehors du lieu du travail, ubérisation, auto-entreprenariat… Enfin, la faiblesse des « restes à vivre » dans le pouvoir d’achat des ménages affectent une grande partie des travailleurs, y compris celles et ceux qui ne sont pas en bas de l’échelle.
Malgré tous ces obstacles, le mouvement social de ces derniers mois a fait preuve d’une belle vitalité et d’une capacité à élargir le mouvement. Médecins hospitaliers, avocats, ont fait cortège avec les égoutiers, les « marées de meufs », les spectacles dans la rue, témoignent que le mouvement syndical peut donner lieu à des formes d’expressions citoyennes inventives. Les syndicats n’ont jamais été des régiments qui mobilisent des troupes à volonté. La dernière période le confirme.
[1] Le Monde diplomatique mars 2020. La grève, malgré tous les obstacles. Sophie Béroud et Jean-Marie Pernot
« L’histoire n’est jamais finie, elle ne fait que nous attendre » [1]selon la jolie formule d’Edwy Plénel, le directeur de Médiapart. Lorsque les militants évoquent la grève générale et la grève reconductible, les références coulent de source : 1936 et 1968.
En 1936, on ne peut pas parler de grève générale au sens du tous ensemble et en même temps. Il s’agit d’un foisonnement, d’une déferlante. Les uns se mettent en grève lorsque d’autres reprennent le travail après avoir obtenu satisfaction…Les cheminots, par exemple, ne débrayent pas, ils négocient et obtiennent, pour l’essentiel, ce qu’ils revendiquaient. Au cours de toute notre histoire sociale, seul le mouvement de mai et juin 1968 s’apparente à une grève générale. Georges Séguy, avec la finesse qui le caractérisait, parlait aussi de grève généralisée. Une expression, sous forme d’invitation, reprise d’ailleurs ces derniers mois par les dirigeants de la CGT.
Les appels à la mobilisation, au regard de notre histoire, interviennent dans un contexte différent, à plus d’un titre, même si on peut pointer quelques similitudes.
Nous sommes aujourd’hui confrontés à plusieurs difficultés, dont notamment une crise de l’efficacité du syndicalisme et de son utilité. Même si l’action, au quotidien a permis et permet d’obtenir des succès non négligeables dans beaucoup d’entreprises et de services, depuis vingt-cinq ans, nous n’avons pas réussi à faire reculer les gouvernements d’une manière visible et significative. Et puis, il y a ce constat d’une dépolitisation massive du salariat et de la société qui a une incidence directe et négative sur le mouvement syndical. La prégnance de l’identité a tendance à prendre le pas sur le social. Cette posture identitaire ne concerne pas seulement le rejet de l’étranger mais concerne la remise en cause de tout ce qui collectif dans notre société. Qu’est-ce qui est collectif ? La Sécurité sociale ; les comités d’entreprise ; la retraite par répartition ; les statuts ; les conventions collectives ; les syndicats ; les partis…
Bien évidemment, il ne s’agit pas de « repolitiser » le mouvement syndical comme il l’était dans le passé, il s’agit d’une « repolitisation » citoyenne en veillant à notre indépendance, remettre au goût du jour, en quelque sorte, la célèbre double besogne qui caractérise l’identité de la CGT depuis ses origines : la défense concrète des intérêts individuels et collectifs des salariés et la lutte pour la transformation sociale de la société.
Au regard de notre histoire il y avait des éléments déclencheurs qu’on retrouve en 1936 et en 1968.
[1] Voyage en terres d’espoir. Edwy Plénel, éditions de l’Atelier. 2016.
Un corps social brutalisé : La crise et ses conséquences des années trente pour 1936, la fin des trente glorieuses, les ordonnances sur la Sécurité sociale pour 1968, les injonctions libérales, voire ultralibérales dans tous les domaines aujourd’hui.
Un travail syndical dans les entreprises de longue durée : En 1936 le mouvement démarre volontiers dans les usines où les militants, souvent de la CGTU, labourent le terrain depuis des années. Ils sont très politisés. Les années soixante et soixante-dix présentent un record de grèves avant et après 1968. Nous sommes en présence, dans tous les cas, d’une intervention syndicale forte et une capacité d’orchestration, souvent unitaire, de manière à porter, voire à amplifier une dynamique de mobilisation. Nous ne soulignerons jamais assez la pertinence de l’engagement syndical dans les conditions d’aujourd’hui. Sauf à s’en remettre à des mouvements de colère spontanée, même si cette colère se pérennise. Un mouvement qui se fixe comme objectif la transformation sociale de la société a besoin de structures organisées et de syndiqués conscients du but à atteindre.
Une articulation entre le champ social et le champ politique : les grèves en 1936 démarrent entre les deux tours d’une élection qui annonce la victoire du Front populaire. En 1968, le parti communiste français réalise des scores autour de 20 % des voix…Le sentiment qu’il est possible de changer le monde et de changer la société est largement partagé, notamment dans la jeunesse. Lorsqu’un tel espoir traverse un mouvement social il est plus facile de s’engager et de faire grève.
Aujourd’hui, une alternative à la politique actuelle de toutes les forces de progrès reste en chantier malgré l’urgence.
Un monde du travail en situation d’homogénéité : les ouvriers des « forteresses productives », en 1936, jouent un rôle déterminant dans la dynamique de la mobilisation, en 1968, nous sommes à l’apogée des sociétés salariales. Les organisations syndicales peuvent mieux mettre en évidence ce qui unit la situation d’exploitation dans les différents corps de métier et dans les différents statuts du salariat.
Ces différents ingrédients, donc, sont présents en 1936 et en 1968, comme ils l’ont été dans les grands moments de notre histoire sociale. [1]
[1] Cahiers de l’Institut d’Histoire Sociale Mines-Energie. 2019. Compte-rendu conférence de Stéphane Sirot.
Les débats sur la grève générale ont toujours traversé le syndicalisme depuis ses origines :
« En 1894, à l’initiative de la Fédération des bourses du travail, et du secrétariat national du travail, se tint à Nantes un congrès commun au cours duquel la question de la grève générale fut vivement débattue. Malgré l’opposition catégorique mais minoritaire des délégués de la tendance guesdiste, la majorité de ce congrès l’adopta non seulement comme moyen d’action mais comme base d’orientation. Une partie des guesdistes quittèrent alors le congrès et ne prirent pas part à la décision de convoquer pour l’année suivante, à Limoges, un congrès d’unification syndicale qui aurait entre autres, à se prononcer sur cette orientation.
L’heure venue, le congrès de Limoges prit l’initiative de soumettre à référendum, à toutes « les bourses du travail et organisations ouvrières de France », la question suivante : « Etes-vous partisans de vous solidariser avec les travailleurs des chemins de fer, au cas où, ceux-ci se mettraient en grève ?». Cent quarante organisations parmi les plus importantes se prononcèrent affirmativement. L’idée était suggérée qu’une grève des cheminots pourrait servir de point de départ à la grève générale. Trois ans plus tard, le Syndicat des chemins de fer votait, pour le 14 octobre 1898, une grève générale qui n’eut jamais lieu ». [1]
Cet échec n’eut cependant pas le pouvoir de dissuasion que pouvaient en espérer les adversaires d’une stratégie tenue pour mythique, sinon aventureuse et surtout restrictive d’une lutte diversifiée, reposant sur des objectifs revendicatifs immédiats de nature à créer les conditions de combats de plus grande envergure. Si la grève générale, lors du premier congrès de la CGT, à Limoges en 1895, fut au centre des discussions on s’y prononça aussi sur l’utilité des grèves partielles, l’organisation des caisses de secours et surtout la nécessité pour les travailleurs d’être fortement organisés et unis[2].
Réformistes et révolutionnaires
Depuis des mois, surtout lors des luttes qui ont ponctué l’opposition au projet de réforme des retraites du gouvernement, l’affaire est entendue : Le syndicalisme se diviserait en deux grandes coalitions, les syndicats réformistes et les syndicats révolutionnaires. Il est bien sûr un peu difficile de faire passer Force Ouvrière ou la Confédération Générale des Cadres pour des organisations prêtes à renverser l’ordre social. Alors les grands communicants qui officient dans les médias ont trouvé : les syndicats réformistes veulent bien discuter, tandis que les autres ne veulent rien entendre, les premiers seraient donc des progressistes et les seconds des jusqu’au-boutistes.
Avec les experts et les commentateurs des conflits sociaux de la Macronie, la science sociale ne risque pas d’aller très loin. L’histoire sociale est en effet plus complexe en matière de réforme et de classement des rôles joués par les uns et les autres. Le 23 avril 1919, le gouvernement Clémenceau, effrayé à l’idée d’une grève générale qui se profile, fait adopter par le parlement la journée de travail de 8 heures. Le mot d’ordre a été lancé à Londres, en 1864, par le congrès de l’Association internationale des travailleurs, où siège un certain Karl Marx.
En France, en 1919, le syndicalisme est alors regroupé dans la Confédération Générale du Travail, où se trouvait à l’évidence des « réformistes » et des « révolutionnaires ». En juin 1936, la semaine de 40 heures est adoptée avec les deux semaines de congés payés. Le syndicalisme est divisé jusque-là entre majoritaires (CGT), les « réformistes » de l’époque, et les unitaires (CGTU), les « révolutionnaires » du moment. Les deux tendances du mouvement ouvrier, ceux qui « discutent » (des modalités) et ceux qui « ne voulaient rien entendre » (de ce qui leur était proposé), se sont retrouvées ensemble dans cette réforme historique du Front populaire.
En 1945, la loi créant la Sécurité sociale est adoptée avec ses branches maladie, famille, vieillesse. Le ministre du travail, Ambroise Croizat, est un ouvrier métallurgiste, syndicaliste cégétiste, communiste. Dans le vote, se retrouvent à nouveau des « révolutionnaires », des « réformistes », et des partisans du général De Gaulle.[3]
Le mot « réformiste » peut-être un mot piégé. Le « réformiste » est censé vouloir la réforme par principe, quelle qu’elle soit. Celui qui ne l’est pas, ou dont il a été décrété qu’il ne l’était pas, la refuserait encore par principe. On peut être à la fois partisan de la « réforme » et être « révolutionnaire », cette double dualité peut être complémentaire, tout dépend du contenu de la « réforme ». 1919, 1936, 1945 … « Le passé n’est jamais mort, il n’est pas passé »,[4]cette dualité « réformiste » et « révolutionnaire » a un bel avenir.
Jacky Maussion
Président IHS CGT 76
Rapport Assemblée générale IHS CGT 76 du 28 avril 2020