Hommage à René Olleville le 11 août 2020 Le Tréport
Hommage à René Olleville
le 11 août 2020 Le Tréport

 

Par Jacky Maussion, président de l’Institut CGT d’Histoire Sociale de Seine-Maritime

René Olleville faisait partie de cette génération, d’origine modeste, qui prenait très tôt le chemin de l’usine. Si aucune solution ne se profilait à l’horizon d’échapper à sa future condition d’ouvrier, il existait néanmoins une lueur d’espoir avec une filière d’excellence réservée aux meilleurs élèves. Ils avaient la possibilité de passer un concours afin d’accéder au Collège d’Enseignement Technique. Formation de trois ans, de 14 à 17 ans, avec au bout un Certificat d’Aptitude Professionnelle qui avait toutes les chances d’ouvrir une porte vers un emploi. René était de ceux-là. Pour lui ce fut ajusteur et l’usine Maillard à Incheville.

Au début des années soixante-dix, l’entreprise compte 1770 salariés et contrôle cinq usines. Celle d’Incheville, qui compte 1200 salariés, est la plus importante. Maillard est l’un des leaders mondiaux dans le domaine des moyeux, des roues libres, des pignons, des pédales de vélo. René était incollable sur le sujet. Il passera trente-six ans de sa vie dans cette entreprise.

René a su très tôt qu’appartenir à la classe ouvrière, c’est appartenir à une aristocratie dont le titre de noblesse est de  « ramener sa paye tous les mois », de ne rien devoir à personne et de servir le bien commun – non seulement la famille mais ceux qui nous ressemblent. C’est se sentir porté par l’histoire des luttes, de la Révolution aux grèves contemporaines en passant par 1848, la Commune, 1917, la guerre d’Espagne, la Résistance, l’anticolonialisme…C’est attiser la mémoire toujours vive de ces combats fait de courage et d’abnégation.

A peine sorti du Collège, René va participer activement à l’un des grands mouvements sociaux de notre histoire. Et pas n’importe lequel, puisqu’il s’agit de grève générale en mai et juin 1968. Laissons-le évoquer cette période de sa jeunesse : « Je militais alors au sein de la Jeunesse Ouvrière Chrétienne. La verrerie Desjonquères était en grève, il nous fallait faire quelque chose. Nous avons peint sur les portes de l’entreprise ; « le SMIC à 600 francs » et « Tous en grève ». Le lendemain, la grève démarrait et l’usine restera occupée quinze jours. « J’ai vécu ces moments-là avec mes dix-huit ans, j’ai même participé aux négociations avec Pierre Maillard, le patron de l’époque. Nous avions installé un point de rendez-vous devant l’usine, la population nous ravitaillait, les discussions étaient passionnées, celui qui nous apportait du cidre est devenu mon meilleur ami ». René avait toutes les raisons de se souvenir de ce porteur de cidre, sa sœur se prénomme Yvette, elle deviendra son épouse.

René était attaché à ce territoire. Loin des grandes agglomérations, la vallée de la Bresle, frontière « naturelle » entre Normandie et Picardie, a goûté avec gourmandise et l’esprit de révolte et d’utopie qui dominait au printemps 68. Enserrée, comme une île entre la forêt d’Eu, la mer, le Vimeu et le pays Dieppois, la région n’en est pas moins riche d’une culture ouvrière marquée historiquement par l’implantation de l’industrie verrière.  

Ce fameux printemps a bouleversé la vie de René. Lui, qui ne venait pas d’une famille où régnait une culture syndicale et politique, va être propulsé élu du personnel. D’autres jeunes suivent le même chemin, le désert syndical d’Incheville devient une oasis où va émerger une pépinière de militantes et de militants. Tous ces jeunes sont arrivés à l’usine avec des espoirs plein la tête, pour apprendre un métier. Révoltés par les discriminations, le niveau des salaires, les rendements de « dingue », les « engueulades des chefs », la flotte qui gèle l’hiver dans les ateliers, la « porcherie qui sert de toilettes », « la saleté des autocars », en un mot le mépris. Tout cela leur a donné des idées franchement à gauche et un cœur de révolté. « La CGT Maillard », la belle équipe, avec Martial Hy qui deviendra président du tribunal des prud’hommes de Dieppe, Nadine Leduc, secrétaire de l’Union Locale, Jean-Jacques Nantois, Michel Ménager, Jean-Claude Monflier… Très vite, le jeune ouvrier en devenant militant va acquérir un savoir, une culture, qui vont lui donner une autre dimension. 

L’engagement syndical, sa pertinence, hier, aujourd’hui, et pour longtemps encore, reste une formidable école sociale, culturelle et politique. Il permet de se défendre mieux soi-même en défendant les autres. Il fait la part belle à la solidarité, au collectif, à l’humain. Autant de valeurs dans lesquelles l’ancien militant de la Jeunesse Ouvrière Chrétienne s’identifiait aisément. Un engagement qui nécessite, aussi, d’avoir le cuir solide face à l’adversité. Au cours des années passées chez Maillard, René a connu un minimum de vingt-cinq restructurations. L’équipementier du cycle met un point d’honneur à prendre du retard et surtout à ne pas anticiper les innovations techniques qui vont modifier la pratique de la bicyclette. D’un peu plus de 1000 salariés en 1968, l’entreprise n’en compte plus que 45 lors de sa fermeture en 2003. Lors de cette restructuration synonyme de fermeture René est dans la charrette des licenciés.

Il va s’engager dans plusieurs formations, liées au secteur juridique, qu’il connaît bien. Une période pas facile, mais qui lui permettra au bout du tunnel d’être embauché au service des ressources humaines de l’hôpital de Dieppe, où il restera jusqu’à sa retraite.

Durant toutes ces années, René a également siégé au conseil d’administration de caisse de la Sécurité sociale de Dieppe, notamment dans deux commissions : la commission d’Action Sanitaire et Sociale pour venir en aide aux personnes confrontées à des difficultés financières dues à une maladie ou encore à un accident de travail ; et la commission de Recours amiable qui est le premier étage du contentieux de la Sécurité sociale. Certes tous ces combats gagnés au quotidien dans une salle où sont réunis autant de personnes différentes ne partageant pas la même philosophie n’avaient pas une grande visibilité. Mais René y attachait beaucoup d’importance : « Je crois que ce seront mes meilleurs souvenirs d’administrateur et la certitude d’avoir été utile tout en confortant mon expérience en matière de politique sociale » nous avait-il confié. 

La retraite en ligne de mire, il va s’intéresser de très près à l’histoire sociale et devenir le secrétaire de notre Institut. Un travail ingrat, parfois fastidieux où l’on apparaît rarement sur les photos. La gloriole, il s’en fichait royalement. Seul comptait le travail bien fait, la mission correctement remplie, le bel ouvrage qui permet au collectif de fonctionner dans de bonnes conditions. Il ne détestait pas, parfois, de contester un point de détail, seulement pour le plaisir de taquiner un peu un camarade. Au dernier congrès de l’Union locale, le rapport financier de son copain Germain fut ainsi passé au scanner.  

Toutes ces expériences forgent un caractère. Celui de René était bien trempé. Il ne s’en laissait jamais compter. Au cours des réunions de notre Institut, souvent animées, où les débats sont parfois vifs, il lui arrivait de râler, d’être de mauvaise humeur, mais un rien pouvait l’amuser. Le sourire de René devenait lumineux devant une situation qu’il jugeait cocasse. Il ne fallait pas grand-chose, le mètre de ruban autour du cou d’un couturier, un prix remporté par la commune d’Arques-la-Bataille pour réguler la circulation, le sourire pouvait devenir franche rigolade. Il était à l’image de sa silhouette, élégante, droite, il ne pliait pas.

René avait un jardin secret. Il était quasiment impossible d’y accéder. Depuis une dizaine d’années j’avais noué des liens avec René. Nous avions pris l’habitude de partir régulièrement ensemble en voiture, à Rouen ou au Havre, pour participer aux réunions de notre Institut. Je le connaissais depuis plus longtemps encore. Mais son jardin secret restait son jardin secret. Il avait un nom ou plutôt un prénom : Estelle, sa fille, née avec un lourd handicap.

 

René aux cotés de Jacky Maussion, président de l’Institut CGT d’Histoire Sociale de Seine-Maritime et Nicolas Langlois, maire de Dieppe au dernier congrès de l'Union Départementale CGT 76 à Dieppe (juin 2018)

René aux cotés de Jacky Maussion, président de l’Institut CGT d’Histoire Sociale de Seine-Maritime et Nicolas Langlois, maire de Dieppe au dernier congrès de l'Union Départementale CGT 76 à Dieppe (juin 2018)

Je savais qu’il consacrait beaucoup de temps à la vie d’une association de parents d’enfants handicapés. Mais il n’en parlait pas.

Et puis, progressivement, doucement, les choses sont venues. Yvette et René n’habitent pas un lieu par choix, mais par nécessité, la nécessité d’être à proximité d’un établissement qui peut accueillir Estelle dans la journée. Petit à petit, René en est venu à me raconter quelques épisodes d’une vie pas tout à fait comme les autres. La difficulté de trouver une location pour les vacances. Il faut une maison de plein pied, ce qui les conduira durant des années à passer leurs congés, au même endroit, entre les Vosges et l’Alsace, à proximité du col du Bonhomme.

Le jardin secret de René. Comment traduire cela avec des mots ? Louis Aragon peut-être ?

Mon bel amour ma déchirure

Je te porte en moi comme un oiseau blessé

Et ceux-là sans savoir nous regardent passer

Répétant après-moi les mots que j’ai tressés

Et que pour tes grands yeux tout aussitôt moururent

Il n’y a pas d’amour heureux

Il y a quelques jours on m’a posé cette question : pourquoi un hommage public ?  René était-il un homme public au sens de la notoriété, de celui qui apparaît dans les médias, un homme que l’on voit dans le journal ? Non ! Il n’apparaissait pas non plus sur les réseaux sociaux, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y jetait pas de temps à autre un coup d’œil. A-t-il un jour siégé au sein d’une assemblée municipale ? Non ! A-t-il un jour été médaillé ? Non ! Je ne suis même pas sûr qu’il ait reçu la médaille de la CGT qui marque cinquante années de fidélité à l’organisation syndicale. René n’était pas un homme public au sens où l’on l’entend habituellement, il était tout simplement un homme parmi ses semblables, dans son usine, dans son syndicat, au conseil d’administration de la Sécurité sociale, au sein de l’association des parents d’enfants handicapés, à l’Union locale, à l’Institut CGT d’Histoire Sociale de Seine-Maritime. Une abnégation, un dévouement, qui en permanence enrichissaient celles et ceux qui le côtoyaient. Il apportait une plus-value sociale, en quelque sorte ! Le tout, sans la recherche d’une quelconque rémunération, et encore moins d’un profit.

René n’était pas démodé, il avait une avance sur son temps. Il avait le goût des autres, du bien commun, du partage, de l’égalité, de la fraternité.

A ce titre, un hommage public s’imposait.

Nous allons poursuivre notre route sans toi René, mais on ne t’oubliera pas. 

 A Yvette et à ta fille Estelle, à ta famille, à tes proches, aux gens que tu aimais, l’Institut CGT d’Histoire Sociale de Seine-Maritime renouvelle ses condoléances.

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