La Sécu a 70 ans, et glisse vers la privatisation partielle
29 juil. 2014Lu dans Viva
Frédéric Pierru, chargé de recherche en sociologie au Cnrs, est ointyerrogé par Viva : il explique pourquoi, à son avis, la Sécu est aujourd'hui en pleine déconstruction.
C'est vrai, on a fêté la fin de la guerre et le Débarquement, mais la Sécurité sociale, qui est pourtant une immense conquête sociale, ne se célèbre pas, ne passionne pas. Aujourd'hui, la Sécu, c'est de l'acquis. Non seulement, il n'y a aucune volonté politique de la refonder, mais, à l'inverse, on la laisse s’effriter, s'étioler. On la déconstruit à coup de mesures techniques et budgétaires. L'institution fonctionne en pilotage automatique. L'absence de vision politique fait que le gouvernement évolue au gré des rapports de forces : médecins libéraux, assurances complémentaires, hôpitaux, élus locaux... Inexorablement, la Sécurité sociale est entraînée vers la pente la plus glissante : celle de la privatisation partielle.
Sous ce gouvernement, le processus de privatisation n'est pas idéologique, comme c'était le cas avec le gouvernement précédent. Il s'agit plus d'un glissement vers une privatisation rampante, réalisée en douce, une « métamorphose silencieuse » de l'assurance-maladie, pour parler comme Didier Tabuteau. A coup de forfaits, de franchises, de déremboursements, d'effritements successifs, on a poussé les Français vers l'obligation d'avoir une complémentaire santé. Ce transfert s'est fait insidieusement, sans débat démocratique. Veut-on vraiment que la Sécu se limite, demain, à prendre en charge les plus gros risques, type Ald [affections de longue durée], et se désengage du reste ? La question n'a jamais été posée aux Français.
Avec le PLFSS on voulait, en effet, obliger les élus de la nation à se prononcer sur le taux de prise en charge des dépenses de santé, à décider politiquement de ce que l'on voulait pour notre système de santé. Par exemple, est-ce que l'on voulait une Sécurité sociale universelle, égale pour tous, ou plus ciblée sur ceux qui en ont le plus besoin, comme les grands malades ou les plus démunis. Ce n'est plus ce débat politique qui est en question aujourd'hui dans le PLFSS, mais seulement des mesures d'économies pour pallier les difficultés de financement de l'institution.
Un pas a été franchi dans la prochaine « grande » loi santé, qui pose que les élus de la nation doivent désormais se prononcer sur le reste à charge – ce qui est un progrès – entendu comme ce qui reste à la charge des patients après l’intervention de l’assurance-maladie de base et les assurances complémentaires, ce qui est un recul incroyable !
Car, autrement dit, on a entériné l’idée que les complémentaires participent au même titre que la Sécu au financement des dépenses de santé de base !
Or, les conditions d'accès aux complémentaires santé ne sont pas du tout celles de la Sécu.
On cotise à l'assurance-maladie selon ses revenus.
Ce n'est pas le cas pour les complémentaires, dont le financement est globalement régressif.
Il s'agit d'un transfert des dépenses publiques vers les dépenses individuelles des Français, mais qui ne dit pas son nom, dans la plus grande opacité. C’est un transfert intrinsèquement inégalitaire.
Bien sûr, ce qui est en train de se passer est une magnifique illustration du manque de conception politique, de la gestion à courte vue de l'institution. Il y a un écart immense entre le discours du gouvernement et les actes sur ces questions. On veut nous faire croire, et ce sera pire encore demain avec l'Ani, que la Sécurité sociale et les assurances complémentaires, c'est pareil. La pensée technocrate, gestionnaire a pris le dessus et est en train de tout emporter, au nom du réalisme et du pragmatisme. Il faudrait quand même rappeler que la création de la Sécurité sociale était un acte politique, que la Sécurité sociale a été crée pour lutter contre l'insécurité sociale.
Les systèmes de santé ont une inertie très forte. Il faut des conjonctures historiques et politiques exceptionnelles pour les faire évoluer substantiellement. Cela a été le cas en 1945. Ce fut le cas également en 1958 avec le changement de République : la réforme Debré de l'hôpital et les décrets préparant le terrain à la convention entre médecins et Sécurité sociale ont été des réformes profondes et structurantes.
C'est également le cas de la réforme Obama aux Etats-Unis. Bien sûr, celui-ci n'a pas réussi à aller aussi loin qu'il l'aurait souhaité, mais la volonté politique et les conditions historiques – l'arrivée au pouvoir d'un président noir – étaient là. Ce volontarisme politique fait aujourd’hui complètement défaut. On pose juste des Rustines et on se contente de gérer le « trou de la Sécu » au fil de l’eau, sans vision stratégique.
Les Français semblent aujourd’hui résignés – tous les discours gouvernementaux et « experts » cherchent à alimenter cette résignation : « on ne peut pas faire autrement » – et il est devenu très compliqué de mobiliser sur le sujet. Pour espérer une réaction, il faudrait que les Français comprennent bien ce qui est en train de se passer et saisissent les vrais enjeux. Or les décideurs déploient des efforts considérables pour « égarer les esprits » en usant et en abusant des antiphrases et des oxymores. A cet égard, la notion aussi opaque que technocratique de «service territorial de santé au public» de la prochaine loi santé est un modèle du genre, visant à faire croire que l’on va enfin construire un véritable service public de la santé de proximité, alors même que la privatisation du financement des soins courants va continuer et que l’on ne va guère s’en prendre aux syndicats de médecins libéraux les plus conservateurs... Une telle confusion, entretenue par des considérations de tactique politique et de communication, ne favorise pas une délibération démocratique de qualité sur un sujet essentiel. Je suis parfois consterné.