Déraillement d'un train à Bernay en septembre 1910: Neuf morts dont le mécanicien et le chauffeur.

Déraillement d'un train à Bernay en septembre 1910: Neuf morts dont le mécanicien et le chauffeur.

Il n’est pas dans l’habitude de notre blog syndical de faire de la publicité pour une revue d’histoire qui n’a rien à voir avec la CGT, mais ce numéro de la revue Historial est particulier.

En 2015, nous sommes à une époque où un gouvernement, en accord avec le Medef, veut supprimer cet outil essentiel pour la sécurité qu’est le CHSCT. Le superbe dossier que l’on peut lire dans le numéro de janvier 2015 de la revue Historail mérite grandement le détour, en même temps qu’il peut servir à la réflexion sur le sujet: car laisser le patronat diriger sans contrepouvoir peut empêcher toute amélioration pendant 3/4 de siècle, et provoquer de terribles conséquence !

On connait bien "l'affaire de l'amiante": connaissez-vous "l'affaire du rail" ?

Les effet désastreux de la dictature patronale, et de l'interdiction des syndicats et du droit de grève:

Cette étude fouillée met en lumière qu’il aura fallu plus de 60 ans — la revue Historail compte, elle, 80 ans —, entre 1846 et 1910, pour faire avancer une question de sécurité si évidente dans les chemins de fer: choisir la meilleure place pour le mécanicien dans la cabine de la locomotive; où le placer pour qu'il conduise en toute sécurité son énorme machine et son convoi ? Et les patrons français décidèrent tous seuls de placer le mécanicien à droite, et de n'en pas varier pendant au moins 52 ans ! Mais les signaux étaient à gauche de la locomotive !

Mais c'était à une époque où le pouvoir dans l’entreprise relevait du droit divin. En effet, la moitié de la période est une époque où le syndicalisme est interdit (et puni de prison), et où la grève était illégale (loi Le Chapelier), et punie de prison.

De 1846 à 1884, il était impossible aux cheminots de se coaliser pour défendre leurs revendications, notamment en matière de sécurité, même si la grève fut dépénalisée à partir de 1866 (et encore !).

Évidemment c’était une époque où les institutions représentatives du personnel n’existaient pas, même après 1884: il n’y avait pas de délégué du personnel (créé en 1936), évidemment pas de Comité d’entreprise (créé en 1945), et encore moins de CHSCT (créé en 1981). Quant au syndicat après 1884, il en était dans sa phase de construction, époque marquée par d’évidents tâtonnements et d’apprentissages ; rappelons cependant que le syndicat était interdit à l’intérieur de l’entreprise (la section syndicale d’entreprise sera autorisée en 1968 !)

Depuis 1860, les compagnies anglaises plaçaient leurs mécaniciens à gauche. En France c'était à droite.

Placer le poste de travail du mécanicien à droite de la cabine, alors que les signaux étaient installés à gauche des voies faisait que ceux-ci étaient difficilement visibles par lui, notamment dans les courbes, d’autant que les machines vapeur devenaient de plus en plus puissantes et longues, et que la vitesse des trains augmentait.

Placer les mécaniciens à gauche, cela aurait été si simple à faire, d’autant que les anglais, les créateurs du chemin de fer, avaient fait ce choix depuis 1860 (depuis 1848 en Écosse). Mais les directions des entreprises françaises ne voulurent pas en démordre.

Notons, au passage, que le syndicalisme anglais était légal depuis 1824, et les « navigators » — nom que les anglais donnent aux conducteurs de trains — furent fortement syndiqués pendant tout le 19e siècle (et le 20e siècle), alors qu’en France le syndicalisme sera interdit jusqu’en 1884; ceci explique peut-être cela ?

Des accidents ferroviaires nombreux en France pendant tout le 19e siècle et le début du 20e

Les conséquences du positionnement du mécanicien à droite sont pourtant évidentes : le 19e siècle et le début du 20e sont marqués, en France, par toute une série d’accidents, dont la gravité va croissante, avec l’augmentation du poids et de la vitesse des trains. Cette question passionne, mais personne ne s’émeut de la place du mécanicien dans le poste de conduite. En 1881 on lit dans le Manuel du mécanicien conducteur de locomotive : « Les trains et les machines circulent toujours, en France, sur la voie de gauche, en regardant le point vers lequel ils se dirigent ; le mécanicien est placé à droite de la machine, à coté du changement de marche, vers l’entrevoie. Les signaux sont à gauche du mécanicien ».

Aussi aberrant que soit cet usage, il est validé par toute la hiérarchie ferroviaire, et enseigné jusqu’en 1898 dans le saint-des-saints : l’École des ponts et chaussées.

Conduite à gauche: effet de l'équation coût rapporté au risque, ou effet de la 1e grève générale des cheminots français?

L'année 1898 c’est la 1ère grève générale dans les chemins de fer qui sera marquée par de nombreuses révocation de grévistes-syndicalistes.

Effet du hasard ? Ou pragmatisme ? Deux ans après, en 1900, la Compagnie du Nord teste la conduite à gauche, à l’arrivée de ses première locomotives Atlantic:  Ces puissantes machines, de type 221, sont construites entre 1898 et 1999 à Belfort. En 1900, elles vont battre tous les records de vitesse, en réduisant de 30 minutes le trajet entre Paris et Calais. En fait, si le mécanicien avait été placé sur la droite de ces machines, il n’aurait absolument plus rien vu, et, vu leur coût en regard de l'aggravation du risque d'accidents, cela valait bien que l’on écorne un peu les sacro-saintes règles en vigueur. D’ailleurs c’est la première fois que l’on voyait écrit dans une publicité, que ces locomotives avaient été livrées avec la conduite à gauche, « dans le but de faciliter aux mécaniciens la vue des signaux ».

Progressivement toutes les compagnies font ce choix, mais les nouvelles locomotives Pacific vont cumuler d’autres problèmes, notamment des problèmes de fumées qui vont dégrader un peu plus la visibilité des mécaniciens.

Cependant, comme on ne peut mettre à la ferraille des machines en état de fonctionner, les machines anciennes restent en service avec leur aménagement intérieur, et la conduite à droite va perdurer de très nombreuses années. S’ajoute à cela que certaines machines neuves vont continuer à être livrée avec la conduite à droite, notamment à la Compagnie de l’Ouest. Celle-ci, dont la gestion catastrophique conduisit à la faillite, fut rachetée par la Compagnie de l’État en 1908. Et cette dernière dut subir les effets du sous-investissement général sur l'ancien réseau Ouest.

1910: l'année terrible !

L'année 1910 sera une année particulièrement terrible en matière d’accidents de chemins de fer. Une série d’accident vont avoir lieu, dont l'un à Bernay (Eure), 15 morts, un à Courville (Eure-et-Loire), 13 morts, un autre à Saujon (Charente-Maritime), 27 morts, et deux à 6 mois d'intervalle à Villepreux (Seine-et-Oise) près de Dreux, dont l'un le 28 juin 1910 qui fera 28 morts : « je n’ai aperçu aucun signaux » dira le mécanicien.

Ces accidents vont mobiliser la classe politique, et les enquêtes vont mettre en évidence, qu’en plus des problèmes de positionnement du mécanicien dans la cabine des locomotives, de la conception des Pacific, les économies réalisées par les compagnies — à l’époque majoritairement privées — sur l’implantation et la taille des pylônes supportant les signaux sur-accumulent problèmes, alors que les vitesses augmentent.

A noter sur cet aspect, les contributions de Jean Jaurès et du député socialiste Colly, ancien mécanicien des chemins de fer, à la recherche de solutions en matière de sécurité, ainsi que le rôle du journal l'Humanité, mis en avant par la revue Historail. A noter aussi les débats entre les fédérations syndicales de cheminots, vers 1914, qui divergent sur les revendications à mettre en avant pour résoudre les graves problèmes de sécurité.

1910 et 1920: des grèves pour donner plus de pouvoir aux salariés des chemins de fer.

Il est cependant assez dommage que les historiens d'Historail n'abordent pas la coïncidence ni les relations entre la vague d’accidents de chemins de fer de cette année 1910, et le déclenchement de la 2e grève générale de la profession (pourtant justement en 1910). Pourtant, à l'occasion de l'intégration de la compagnie de l'Ouest (1908), compagnie privée en faillite, dans la Compagnie de l'État — compagnie publique — s'était discutée, et revendiquée l’élection d’un tiers des administrateurs des compagnies par les personnels. Cette revendication fut refusée par les parlementaires qui acceptèrent seulement un administrateur salarié par conseil d'administration.

Il n'est pas non plus abordé la grève de 1920, dont la revendication principale était la nationalisation des chemins de fer, dont le but était de donner plus de pouvoir aux salariés et aux usagers dans la gestion de l’entreprise nationale, notamment en matière de condition de travail.

Cependant, ce numéro d’Historail a vraiment toute sa place dans une bonne bibliothèque syndicale, et chez toute personne intéressée aux questions d'histoire et notamment d'histoire sociale : précipitez-vous !

la Une de la revue d'Historail de janvier 2015

la Une de la revue d'Historail de janvier 2015

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